Pensez-vous que le type qui a inventé le frigo-qui-dure-toute-la vie est retenu prisonnier quelque part par les multinationales de la réfrigération qui ne veulent à aucun prix perdre le bénéfice du juteux marché du frigo-à-durée-de-vie-déterminée ?
Pensez-vous qu'une entreprise pharmaceutique pourrait commercialiser un médicament révolutionnaire, tout en connaissant certaines contre-indications dangereuses pour la santé de ses consommateurs, ceci uniquement par profit ?
Pensez-vous qu'un état pourrait délibérément en balayer un autre et provoquer la mort de milliers de personnes au nom de la seule sauvegarde de ses intérêts ?
Nous pourrions dresser un joyeux catalogue des étranges comportements de l'être humain, et nous pourrions nous fâcher ! mais nous préférons croquer la vie, insouciants et rieurs, les orteils en éventail sur la plage de nos existences. D'accord, c'est bien naturel, et c'est bien humain aussi. Mais...
Ne trouvez-vous pas étrange qu'aujourd'hui l'on s'identifie de plus en plus souvent par l'appartenance ou la non-appartenance religieuse plutôt que par nos pratiques et nos qualités ? Que l'on soit religieux ou non, ces convictions-là relèvent de l'intime et de la vie privée de chacun, en aucun cas elles n'ont à être brandies comme des étendards. Triste époque...
Peut-être est-ce la faute de l'Utopie, l'Utopie, digne héritière d'Eole, un temps prompte à gonfler nos voiles, ne gonfle plus rien du tout aujourd'hui. L'habile à mener les hommes ne lève plus le poing. L'Utopie, chère disparue, gît dans les temples de la consommation, dans les mains des sans travail et des sans noms, elle repose sur le béton des villes, dans les cages des élevages industriels, dans les champs modifiés des exploitations agricoles, dans les forêts décharnées, les mers souillées, dans les yeux de la misère, dans les yeux des enfants esclaves, ou dans ceux des enfants soldats... L'Utopie rend son dernier souffle, battue à mort, laissée pour morte, et finalement dépecée par la puissance sidérante de l'argent.
Nous sommes en bien piteux état, multitude de "moi je " dans une société morcelée, où les individus, orphelins du "nous", s'affrontent sans pitié. Les seules réponses qui comptent aujourd'hui sont : oui et non. Cauchemar binaire... Entre ce oui et ce non, s'étend l'immense territoire de la pensée, l'espace du doute et de la remise en question. Il y a péril en la demeure lorsque n'existe plus que les bons et les méchants, très grand péril lorsque les discours de ceux qui nous gouvernent empruntent des sens uniques...
Les règles sont faites pour ordonner le fonctionnement de nos sociétés, mais elle sont aussi faites pour qu'on les transgresse. S'il nous reste un espoir aujourd'hui d'offrir un monde différent à nos enfants, il est là, dans la désobéissance et l'invention, dans la transgression et le progrès. Combien de fois avons-nous refusé, combien de fois nous sommes-nous opposés, combien de fois nous sommes-nous battus dans nos existences ? Plus que jamais, nous avons le devoir d'interroger ce monde, le devoir de l'interpeller, de le secouer, de lui remettre la tête entre les deux oreilles, de lui refaire la denture, de produire de la parole, du discours et du sens. Le devoir de refuser de vivre dans une société partagée entre ceux qui possèdent et ceux qui ont de moins en moins, qui finiront par ne plus avoir : les "sans". Aboutissement, prévu, d'une logique implacable.
Amis, nous n'avons que la poésie pour attaquer les murs de la citadelle, il faut la brandir par-dessus de nos têtes, qu'un vent se lève poussé par ses ailes déployées - il faut écrire encore et encore, il faut jouer, il faut danser, il faut peindre, il faut sculpter, il faut filmer, qu'un vent se lève et ravive au coeur des publics l'envie de changer le monde.
Stanislas Cotton 2006-2008